Lundi 24 septembre 2007

Recréer la Vie ?
Jardins chimiques et cellules osmotiques

Richard-Emmanuel Eastes
Clovis Darrigan
Stéphane Querbes

Ecole normale supérieure
Université de Pau

 

 

Introduction

Parmi les grands défis que s'est donnée la science au XXe siècle figure celui d'Expliquer la Vie. En inventant la « biologie synthétique », Stéphane Leduc (1853 – 1939), nommé Professeur à l'Ecole de Médecine de Nantes en 1883, pensait y être parvenu.

Un siècle plus tard, sous le regard et la technique de notre photographe, nous allons reproduire ses expériences historiques et tenté de révéler à nouveau toute la splendeur des formes et des couleurs que sa théorie lui avait permis d'engendrer.

Jardin chimique, gros plan © Stéphane Querbes         
 

Des jardins... chimiques

Les expériences historiques de Stéphane Leduc [1], que nous nous apprêtons à revisiter, sont peu ou mal connues. Tout au plus les vulgarisateurs de la chimie exposent-ils de temps en temps à des publics médusés, les étonnantes formes et couleurs de ses croissances osmotiques, mieux connues de nos jours sous la dénomination de « jardins chimiques » [2] . Elles sont pourtant relativement simples à réaliser, du moins dans leur version élémentaire, comme en témoigne le chapitre Récréations chimiques de l' Oncle Tungstène d'Oliver Sachs [3] :

«  Je réquisitionnai notre table de cuisine pour m'y fabriquer un « jardin chimique » en ensemençant une solution sirupeuse de silicate de sodium ou de soude avec des sels de fer, de cuivre, de chrome et de manganèse aux diverses couleurs : il en résulta non point des cristaux, mais une prolifération quasi végétale de vrilles qui se distendirent, bourgeonnèrent et éclatèrent en se remodelant sans arrêt sous mes yeux  ».

Procédure d'ensemmencement © Stéphane Querbes    
 

Un peu d'histoire

Fin 1910. Laboratoire de l'Ecole de Médecine de Nantes. Avec ferveur et attention, Stéphane Leduc relit le texte de la traduction anglaise de sa Théorie physico-chimique de la vie qui va paraître dans quelques mois sous le titre The mechanism of life [4]. La préface de W. Deane Butcher, en particulier, le ravit :

«  Il n'y a, je crois, aucun spectacle plus extraordinaire et plus éclairant que celui d'une croissance osmotique – une masse grossière de matière brute inanimée en train de germer devant nos yeux, de produire un bourgeon, une tige, une racine, une rameau, une feuille et un fruit, sans aucune stimulation provenant d'un germe ou d'une graine, sans même la présence de matière organique. Car ces croissances minérales ne sont pas seulement des cristallisations, comme le pensent certains […]. Elles imitent les formes, la couleur, la texture et même la structure microscopique d'une croissance organique, de manière si parfaite que cela « trompe les élus mêmes ».

En venant combler le fossé théorique qui séparait jusqu'ici le vivant du non-vivant, en proposant une nouvelle version du « chaînon manquant » entre l'inorganique et l'organique, ravivant ainsi les espoirs déçus des anti-vitalistes après le trépas du Bathybius Haeckelii [5] , ses expériences viennent d'avoir un écho retentissant et beaucoup de ses lecteurs considèrent qu'ils jettent un éclairage déterminant sur la nature et l'origine de la vie. En effet, comme l'explique Fox Keller : «  Les modèles de Leduc répondaient à un besoin qui était largement ressenti à son époque, même s'il ne l'est plus à la nôtre : ils démontraient que des formes complexes (comparables en complexité à celles que l'on trouve dans le monde vivant) pouvaient être engendrées par des processus physiques et chimiques bien identifiés  » [6], ce en quoi ils contribuaient à déraciner les vestiges persistants du vitalisme [7].


Cellule osmotique © Stéphane Querbes

Mais bien vite, et notamment suite aux travaux de Pasteur sur la génération spontanée, les idées de Leduc seront balayées par la convergence de nouvelles connaissances issues de la chimie, de l'astronomie et, bien sûr, de la génétique ; c'est pourquoi ce sont les écrits des philosophes et historiens des sciences qui rendent le plus justice à ces théories qui, aujourd'hui, nous apparaissent comme de naïves élucubrations. Une contestation, d'abord minoritaire puis de plus en plus forte, avait d'ailleurs commencé à émerger dès la publication de ses travaux, à tel point qu'en 1907, Henri Bergson s'y opposait déjà dans son Evolution créatrice et que vingt ans plus tard, Edouard Leroy, Professeur au Collège de France, écrivait au sujet de la « prétendue biogenèse » de Leduc : «  On n'a pas imité la vie, même de loin […]. Qu'il me suffise de dire que ce sont des effets d'osmose [n'ayant] guère plus de signification dans le problème qui nous occupe, que les fleurs ou ramures de glace dessinées sur les carreaux d'une fenêtre, un jour d'hiver  ». Et lorsqu'Alexandre Oparine le cite en 1936 dans son Origine de la vie , ce n'est que pour noter que la ressemblance entre ces productions et des cellules vivantes n'est «  pas plus grande que la ressemblance superficielle entre une personne vivante et sa statue de marbre  » [8].

Et pourtant, on ne peut nier qu'en démontrant la capacité de la matière à produire spontanément une extraordinaire complexité, Leduc aura contribué à faire progresser la compréhension de la vie. Cela n'échappe pas à Reinhard Beutner en 1938 qui écrit : «  Nous pouvons apprendre beaucoup de ces structures artificielles périssables. Elles révèlent de manière frappante l'action répandue de forces formatives dont dispose la nature. […] Le secret de la vie est donc ainsi un peu dévoilé  » [9]. Juger Leduc à la lumière de ces apports particuliers, sans oublier sa fascinante habileté expérimentale, nous semble par suite plus juste que de ne retenir que l'amateurisme abstrait dont l'accusait Pierre Thuillier en 1978. Malgré ses erreurs et sa naïveté enthousiaste, il nous semble même digne d'une certaine réhabilitation.

 

Et celle que nous lui devons n'est pas sans analogie avec ces lignes du Docteur Faustus de Thomas Mann, alors qu'il évoque justement les cultures chimiques et leur nature « profondément mélancolique » :

«  […] le père Leverkuhn nous ayant demandé ce que nous en pensions, nous répondîmes timidement que ce ne pouvaient être des plantes, sur quoi il déclara : « Non, il n'en est rien, elles font semblant ; mais leur mérite n'en est pas moindre. Précisément, le fait qu'elles simulent et s'y efforcent de leur mieux est digne de toute notre estime. »  » [10]. Et digne de toute notre estime également est la ténacité de Leduc ; certes il s'est trompé, mais son mérite, à lui non plus, n'en est pas moindre [11].

Arborescences de chlorure de fer © Stéphane Querbes

 

Le rôle de la pression osmotique

C'était pour Leduc une conviction inextinguible : «  Est-il possible de penser et d'admettre que les conditions si simples de la croissance osmotique ne se soient pas trouvées réalisées bien des fois dans le passé de la terre ?  ». Ce dont il déduisait que «  des millions de formes éphémères ont du ainsi se former pour donner la nature actuelle dans laquelle le monde vivant [représente] la matière ainsi organisée par osmose  » [12]. Il renouvèlait ainsi la dimension quasi-métaphysique qu'en 1827 déjà, Dutrochet avait attribué au phénomène de l'osmose, après sa découverte par l'abbé Nollet : «  [l'osmose] est le point par lequel la physique des corps vivants se confond avec la physique des corps inorganiques » [13].

Certes la poussée est d'abord d'origine osmotique, mais les bulles de gaz peuvent dans certains cas jouer des rôles déterminants, de même que les différences de densité orientent bien souvent les croissances dans la direction verticale. Mais Leduc semblait prêt à tout, même à trahir ses propres observations, pour défendre une idée à laquelle il tenait presque autant qu'à celle de l'origine minérale de la vie : «  De toutes les forces physiques, c'est la pression osmotique et l'osmose qui possèdent la puissance d'organisation la plus remarquable, les facultés morphogéniques les plus étendues  » [14].

Jardin de sulfate de cuivre © Stéphane Querbes

 

Un peu de chimie expérimentale

Se procurer une solution commerciale de silicate de sodium et la diluer deux fois avec de l'eau distillée, de préférence dégazée [15]. La filtrer sur verre fritté [16] si elle est troublée par des particules en suspension. L'utiliser dans les heures qui suivent.

La verser dans un récipient en plexiglas [17], sur une hauteur de 10 à 15 centimètres . La laisser reposer quelques minutes.

Introduire de petits cristaux de sels métalliques bien choisis : CuSO4 , Ni(NO3 )2 , FeCl3 , CoCl2 , MnSO4 … Ceux des kits « jardins chimiques » commercialisés par les fournisseurs de produits chimiques conviennent parfaitement. La nature des contre-ions n'est pas déterminante mais des variantes sont obtenues lorsqu'on les substitue les uns aux autres.

Eviter d'amonceler les cristaux, de les déposer trop proches les uns des autres et surtout, de faire bouger le récipient. Observer [18].

 

Conclusion

Que reste-t-il des travaux de Stéphane Leduc, du point de vue de la recherche contemporaine ? Force est de constater qu'elle n'y puise plus grande inspiration et que hormis l'usage qu'en fit D'Arcy Thompson [19], il reste peu de traces de sa vie scientifique. On retrouve toutefois son nom dans quelques récentes études biomimétiques de matériaux inorganiques [20], ou concernant la recherche de traces de vie fossiles [21] ou extra-terrestres [22]. Mais dans des argumentations qui ne lui auraient peut-être pas toujours plu. C'est ainsi que, s'appuyant sur ses travaux, des chercheurs ont récemment montré que certaines concrétions que les paléontologues avaient jusqu'ici considérées comme des fossiles n'étaient probablement rien de plus que des vestiges de formations minérales osmotiques, c'est-à-dire d'origine absolument… inerte.

     
Sulfate de manganèse et chlorure de cobalt © Stéphane Querbes
 

 


© Dominique Morisseau

deux photos prises pendant la conférence


© Dominique Morisseau

 

 

[1] Ces expériences, pionnières dans le large champ de la « vie artificielle », ont été conduites entre 1905 et 1928. S'intéressant plus spécifiquement à la « biologie synthétique », Leduc déclinait le concept de biogenèse de diverses manières, selon l'échelon du vivant qu'il s'attachait à reproduire : cyto-, plasmo-, histo-, morpho- et physiogénie. S. Leduc, Les bases physiques de la vie et la biogenèse, Masson, Paris, 1906 puis S. Leduc, La biologie synthétique, étude de biophysique , A. Poinat, Paris, 1912. Ce dernier ouvrage est accessible en ligne sur www.peiresc.org/bstitre.htm
[2] Voir par exemple J. H. E. Cartwright, J. M. Garcia-Ruiz, M. L. Novella, F. Otalora. Formation of Chemical Gardens , Journal of Colloid and Interface Science 256, 351–359 (2002).
[3] O. Sachs, Oncle Tungstène , Editions du Seuil, 2003, Paris.
[4] Edité à New York par Rebman et à Londres par Heinemann .
[5] Ensemble granuleux de matière gélatineuse, considéré en 1872 par Huxley comme un protoplasme originel suite aux recherches de Haeckel sur la composition des fonds marins. Selon leur hypothèse, cette forme la plus simple des organismes imaginables se formait spontanément au fond de l'océan et constituait ainsi un des exemples du chaînon manquant tant recherché, entre l'inerte et le vivant. Voir P. Thuillier, Requiem pour un Bathybius , Le petit savant illustré n°3, La Recherche n°62, déc. 1975.
[6] E. Fox Keller, Expliquer la vie : Modèles, métaphores et machines en biologie du développement , Bibliothèque des sciences humaines, Editions Gallimard, 2004, Paris.
[7] Et avec lui presque au même moment (1917), D'Arcy Thompson dans le désormais classique Forme et Croissance . Lamarck lui-même s'était déjà opposé au vitalisme et, en 1809, avait écrit dans sa Philosophie zoologique : «  La nature n'a pas besoin de lois particulières ; celles qui régissent généralement tous les corps lui suffisent parfaitement pour cet objet  ». D'A.W. Thompson, Forme et croissance , édition abrégée, Edition du Seuil/CNRS, Paris, (1994).
[8] A. I. Oparin. The Origin of Life , Macmillan , New York [1936] (1938), p. 57.
[9] R. Beutner, Life's Beginning on the Earth , Williams&Wilkins, Baltimore (1938).
[10] T. Mann, Le Docteur Faustus , Albin Michel, Paris (1950).
[11] Fox Keller (2004) écrit notamment à ce sujet : «  Les ambitions que reflètent ces efforts, ainsi que l'intérêt qu'ils ont suscité à l'époque, représentent un épisode de l'histoire de l'explication biologique et sont instructifs, exactement à proportion de ce qui peut nous paraître aujourd'hui comme leur absurdité  ».
[12] TPCV, page 202.
[13] Dutrochet cité par Pierre Thuillier, Annales de chimie et de physique, 35 (1827), page 400.
[14] TPCV, page 152.
[15] On peut dégazer de l'eau simplement en la faisant bouillir.
[16] Toute autre matière risque d'être dégradée et de passer en solution.
[17] La solution, hyperbasique, attaque le verre, et les croissances osmotiques y adhèrent avec une force extrême. Pour de meilleurs résultats si des photographies doivent être prises, utiliser un récipient aux parois parallèles, de type aquarium, pour éviter les effets de dioptre sphérique.
[18] Le récipient peut ensuite être recouvert et disposé à l'abri des vibrations, où les arborescences pourront conserver une certaine intégrité pendant plusieurs semaines.
[19] Voir la note 7.
[20] J. M. Garcia-Ruiz, S. T. Hyde, A. M. Carnerup, A. G. Christy, M. J. Van Kranendonk, N. J. Welham, Self-Assembled Silica-Carbonate Structures and Detection of Ancient Microfossils . Science, 14 novembre 2003, vol. 302.
[21] R. A. Kerr, Minerals Cooked Up in the Laboratory Call Ancient Microfossils Into Question . Science, 14 novembre 2003, vol. 302.
[22] J. M. Garcia-Ruiz, A. Carnerup, A. G. Christy, N. J. Welham, S. T. Hyde, Morphology: An Ambiguous Indicator of Biogenicity . Astrobiology, Vol. 2, Number 3, 2002.

Le site de Stéphane Querbes


© Dominique Morisseau

En savoir plus :
Consulter le portfolio du magazine La Recherche, septembre 2006.

Ce reportage a fait l'objet d'une mention spéciale du jury au Festival du SCOOP et du Journalisme Scientifique d'Angers en novembre 2006.
http://www.festivalscoop.com/


© Dominique Morisseau

photos prises pendant la conférence
© Dominique Morisseau
Photos prises en macro durant la conférence par Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

© Stéphane Querbes

Programme 2007