Lundi 4 avril 2011 A vos papilles: les goûts de l'eau David Benanou
Veolia Environnement R&D |
Pourquoi l'eau du robinet a-t-elle un goût ou une odeur ? Il n'existe pas d'eau inodore et sans saveur, pas plus qu'il n'existe d'eau chimiquement pure à l'état naturel. Une eau se déguste comme un vin, sa saveur et son arôme peuvent être appréciés, recherchés, comparés. Pourtant, dire que l'eau du robinet a un goût ou une odeur signifie qu'elle a mauvais goût ou qu'elle sent mauvais - on n'a pas envie de la boire et on craint même pour sa santé. Pour subjectives que soient ces perceptions sensorielles, l'insatisfaction auxquelles elles donnent lieu n'en est pas moins réelle. Qu'est-ce qui donne mauvais goût à l'eau ? Depuis très longtemps, les chercheurs du domaine de l’eau travaillent à trouver l'explication. Ils traquent les composés odorants, les identifient, les caractérisent et remontent à leur source afin de les neutraliser et de rendre à l'eau une saveur agréable.
QUELQUES DEFINITIONS Odeur De nombreuses
molécules organiques à l’état de traces ayant
une certaines volatilité peuvent provoquer une odeur. C’est
l’ensemble des sensations perçues par l’organe olfactif
; La synthèse des travaux du groupe de travail de l’International
Water Association (IWA), a abouti à une roue des goûts et
des odeurs. Elle présente huit classes définissant les odeurs
: Saveur A la fin du
XIXe siècle, on a montré une perception des couleurs comme
la résultante de la combinaison de seulement trois couleurs primaires.
Fick s’est inspiré de cette théorie pour l’appliquer
au cas du goût. Quatre saveurs primaires sont alors définies
: la saveur acide, la saveur amère, la saveur sucrée, la
saveur salée et la saveur nommée umami.
Goût Le goût a d’abord été assimilé au sens permettant de discerner les saveurs primaires. Le terme goût englobe le sens qui permet de discerner les saveurs ainsi que les sensations perçues par ce sens. En plus des saveurs, il faut donc prendre en considération les sensations ressenties en bouche transmises au cerveau par le nerf trijumeau. Elles sont nommées sensations trigéminales ou encore somesthésiques. Elles regroupent les perceptions thermiques (chaud, froid), la douleur (chatouillement ou picotement), caractéristiques chimiques (astringent, sèche) Flaveur Le terme flaveur
est défini comme la combinaison des sens permettant d’identifier
les goûts et les odeurs. En d’autres termes, la flaveur regroupe
les odeurs, les saveurs et les sensations en bouche ressenties lors de
la dégustation ainsi que le toucher et le visuel. Grâce à
un équilibre entre les formes liquides et gazeuses des molécules
en contact avec la salive, la langue et le système olfactif perçoivent
tous deux des sensations. Pour les êtres
humains, la distinction entre les goûts et les odeurs reste un exercice
très difficile. Lors d’une dégustation, la communication
entre l’arrière bouche et le nez favorise le mélange
du goût à l’odeur. Il est alors distingué :
Le goût par la langue La plupart
des stimuli gustatifs sont des molécules non volatiles, hydrophiles
et solubles dans la salive. Lors d’une dégustation, la détection
du goût de l’eau se fait principalement au niveau de la face
dorsale de la langue par les papilles. Il existe trois types de papilles
gustatives :
Les papilles gustatives renferment des bourgeons gustatifs dans les proportions suivantes : 48 % dans les caliciformes, 28 % dans les foliées et 24 % dans les fongiformes. L’être humain possède une moyenne de 4000 bourgeons gustatifs (valeurs extrêmes : 500 – 20 000) répartis majoritairement dans la cavité buccale puis sur la partie supérieure du canal alimentaire (pharynx et œsophage, Figure I.10). Chaque bourgeon contient entre 30 et 100 cellules gustatives (cellules réceptrices du goût) et quelques cellules basales (cellules de soutien assurant le renouvellement des cellules gustatives). Le bourgeon de forme sphérique communique vers la cavité buccale par un pore gustatif ayant à son extrémité des cils. La stimulation, des cellules sensorielles contenues dans le bourgeon du goût, va être transmise au cerveau par le mécanisme de transduction. L’odeur par le nez Dans le cas de l’odorat, les stimuli sont des composés odorants qui vont atteindre l’organe récepteur de l’odeur : le nez. Deux voies d’accès sont possibles. Ces molécules odorantes, véhiculées dans l’air ou volatilisées dans la cavité buccale, vont interagir avec les cellules olfactives dans une couche nommée l’épithélium olfactif qui tapisse la partie supérieure de la cavité nasale. Il détecte les substances odorantes par l’excitation des cils reliés à ces cellules. L’épithélium olfactif va ensuite coder le message chimique et élaborer la transduction de l’information olfactive en un message de nature électrique qui sera conduit par les axones des cellules réceptrices directement dans le bulbe olfactif vers le système nerveux central. Comme pour les bourgeons gustatifs, l’épithélium possède des cellules basales assurant le renouvellement des cellules réceptrices de l’odeur. Etant soumis directement aux agressions en provenance du milieu extérieur (polluants, allergènes), des cellules de soutien sont aussi présentes dans le but de dégrader les éventuels composés nocifs. Contrairement
à la détection des saveurs, les récepteurs de l’odeur
sont plus nombreux et moins sélectifs. Il existe environ mille
gènes codant ces récepteurs. Ils peuvent donc reconnaître
plusieurs substances. Et, une substance odorante peut être reconnue
par de multiples récepteurs. Le spectre de sensibilité aux
différents odorants dépend des propriétés
physiques des molécules
« C’est
un luxe dans la mesure où l’eau saine coule au robinet. Dans
les pays occidentaux, le besoin essentiel est couvert mais le besoin de
confort évolue. Il n’y a pas si longtemps, en France, on
indiquait dans les immeubles « eau et gaz à tous les étages
». Avoir l’eau courante à domicile était un
élément de confort. Aujourd’hui, le consommateur est
plus exigeant. Il se plaint quand l’eau ne lui plaît pas.
Pour autant, quand l’eau potable a un goût si désagréable
qu’elle est imbuvable, cela ne relève pas du luxe. Dans les
pays chauds où l’eau est rare et se renouvelle peu, les conditions
sont réunies pour que la ressource dégage des odeurs. Dans
une ville australienne par exemple, elle a un goût de fosse septique.
Naturellement riche en algues, elle contient certains composés
odorants à une teneur 1 000 fois plus élevée que
dans les villes françaises où l’on se plaint d’un
relent de moisi ! Le mauvais goût est-il signe de risque inhibition sanitaire ? « Il est difficile de convaincre le public que l’eau potable est bonne à boire si elle n’a pas bon goût ou si elle ne sent pas bon. Elle est assimilée à une eau dangereuse. Pourtant, aux concentrations observées dans les réseaux, les composés odorants ne présentent pas de risque pour la santé. » C’est quoi une eau savoureuse ? « Il n’existe pas de critères pour définir le goût et l’odeur que l’eau doit avoir. Si l’on s’en tient à ce que prévoit la réglementation française, l’eau doit être claire, limpide, équilibrée en sels minéraux et agréable à boire. Se pencher sur le goût de l’eau, sur l’agrément qu’elle procure au consommateur, c’est sortir du champ de la qualité sanitaire de l’eau mesurable par l'analyse, et entrer dans celui, beaucoup plus subjectif, de la qualité gustative. Malgré l’absence de critères réglementaires évaluables, Veolia intervient quand une insatisfaction s’exprime. » Depuis quand la recherche de Veolia travaille-t-elle sur le goût de l’eau ? « Depuis quelques années. Auparavant, il était difficile de répondre aux plaintes : la chaîne de mesure des composés odorants, du prélèvement jusqu’au laboratoire en passant par l’acheminement des échantillons, était inadaptée à la problématique, d’autant que dans la majorité des cas le mauvais goût de l’eau est fugace. Pour capter, isoler et identifier des composés volatils, présents à des doses infinitésimales parmi de multiples autres composés, il faut des outils complexes, des techniques analytiques extrêmement sensibles. L’utilisation d’un petit mouchard, un Twister™, pour les prélèvements, et d’un chromatographe en phase gazeuse couplé à un spectromètre de masse et à un olfactomètre pour la caractérisation, nous permettent aujourd’hui de progresser. Le palais et le nez demeurent cependant irremplaçables dans le processus ! Bien que subjective, la dégustation est le point de départ de nos travaux. Elle fournit les premiers indices pour s’orienter vers une piste de recherche. » De quoi se plaint-on ? Les principaux mécontentements auxquels la recherche de Veolia doit apporter une réponse portent sur les goûts de chlore et de moisi. Le goût de chlore est toutefois révélateur d’une eau saine : système bactéricide, la chloration est à ce jour le procédé le plus économique pour éviter les maladies d’origine hydrique. L’ozonation et la nanofiltration peuvent être utilisées pour réduire ou éviter de produire de désagréables saveurs. La première a été mise au point parla Générale des Eaux en 1905. Beaucoup plus récente, la seconde utilise des membranes pour filtrer des éléments microscopiques et évite de recourir à des réactifs, mais elle est encore dévoreuse d’énergie et d’un coût d’entretien élevé. L’une et l’autre se justifient pour une ressource en eau particulièrement dégradée. En France, elles ne dispensent pas d’ajouter du chlore dans les réseaux. À l’échelle domestique, un remède simple pour limiter le goût de chlore : mettre l’eau du robinet au réfrigérateur (au froid, le chlore dissous dans l’eau ne se fait plus sentir).Le goût de moisi a des origines multiples. S’il affecte la ressource même, il est émis par une micro-algue qui produit de la géosmine et du 2-methylisoborneol (MIB). Il peut aussi provenir de molécules organiques présentes dans la ressource que le traitement transforme en précurseurs de composés odorants. Utilisés comme nourriture par les bactéries qui vivent dans le réseau de distribution, ces derniers se transforment alors en composés odorants (trichloroanisole et tribromoanisole). Votre travail consiste en quoi ? « À améliorer le goût de l’eau, à faire en sorte que les consommateurs l’apprécient. Pour chasser les mauvais goûts, nous avons une démarche en trois temps qui s’apparente en grande partie à de la police scientifique ! Il s’agit tout d’abord de pointer les composés responsables, de leur mettre la main au collet. Ensuite, nous cherchons à comprendre leur évolution biochimique – un travail d’enquête, d’analyse et de réflexion, pour savoir comment ils apparaissent et se transforment. Enfin, nous trouvons des solutions, avec les exploitants des stations de traitement et les gestionnaires des réseaux de distribution, pour les neutraliser : mise en œuvre de nouveaux procédés ou amélioration des procédés existants ou conditions d'exploitation. Nous avons une démarche pragmatique. Nous engrangeons de l’expérience afin de constituer une banque de données sur les odeurs et les saveurs de l’eau qui permettra à terme de mieux les repérer, de mieux diagnostiquer leur origine probable et de les faire disparaître plus vite. » Le mauvais goût, ça vient d’où ? « Les causes sont multiples, variables et versatiles ! Pour les rechercher, nous avons à résoudre des équations à plusieurs inconnues : trouver les composés responsables, les agents qui les produisent, les environnements dans lesquels ils se forment. Quand l’eau a mauvais goût, cela peut provenir de la ressource, de la station de traitement et des canalisations. Notre expérience en Suède montre que si une ressource particulièrement riche en molécules organiques peut être à l’origine du goût de moisi, elle ne suffi t pas à elle seule à le produire : il y a une responsabilité en chaîne. Le goût de chlore quant à lui peut provenir et du traitement et, à un moindre degré, de la chloration avant distribution ou en réseaux. » À l’origine
de la flaveur de l’eau, il y’a des composé ; GÉOSMINE
terre 4 ng/l cyanobactéries et actinomycètes Goût et odorat main dans la main Le goût et l’odorat sont à ce point liés que l’on désigne par flaveur les sensations gustatives et olfactives ressenties lors d’une dégustation. Les quatre goûts fondamentaux - sucré, salé, acide, amer - sont perçus par les papilles gustatives, mais d’autres goûts - chlore, terre, vase, moisi… - sont plutôt perçus par l’intermédiaire du nez, du fait notamment de la communication entre l’arrière-bouche et la cavité nasale. Certaines odeurs pénètrent directement par le nez et sont perçues en respirant. D’autres, les arômes, remontent vers le nez par l’arrière de la bouche, en mangeant ou buvant (olfaction rétronasale). La perception du goût viendrait à 80 % par la voie rétronasale, à 10 % par la voie nasale directe et à 10 % seulement par les papilles gustatives. C’est dire l’importance de l’odorat dans une dégustation. L’eau se savoure à plein nez ! Au commencement, la dégustation La dégustation est au fondement de la recherche sur le goût de l’eau. En faisant émerger une odeur ou une saveur, en la cernant avec les mots, elle oriente les études analytiques. Happenings hebdomadaires Le goût
et l’odorat étant des critères d’appréciation
personnels, le Centre de recherche sur l’eau de Veolia organise
des « happenings de dégustation » qui, tels des panels
de consommateurs, se tiennent une à deux fois par semaine, pour
lisser la subjectivité des perceptions et dégager des tendances
générales. Une dizaine de chercheurs se sont portés
volontaires pour tester les eaux. Ils ont suivi une formation élémentaire
de goûteurs (initiation à la physiologie du goût et
de l’odorat, identification des saveurs fondamentales). Ils dégustent
l’eau comme un vin, en cherchant à définir sa flaveur. Effets de seuil La dégustation sert aussi à définir le seuil de perception des odeurs et des saveurs. Un étalonnage qui aidera à distinguer, dans la multiplicité des composés odorants présents dans une eau, ceux qui sont responsables du mauvais goût, en particulier s’ils sentent la même chose. La connaissance des seuils de perception permet aussi d’étudier si, lorsque des composés qui dégagent le même arôme sont mélangés, celui-ci s’accentue ou non. Le nez tient en outre le rôle de sentinelle afin d’apprécier l’efficacité des mesures de « désodorisation »mises en œuvre S’en suit la caractérisation En étudiant l’odeur et la saveur de l’eau, les chercheurs abordent l’univers complexe du subtil, du volatil. Pour remonter la piste du mauvais goût, ils doivent recourir à leur flair et à des technologies d’investigation et d’analyse extrêmement sensibles et sophistiquées : avec un taux de dilution de l’ordre du picogramme (10-12 g/L). Partie de cache-cache Même quand un mauvais goût affecte l’eau du robinet de façon chronique, ses apparitions sont souvent épisodiques. Fugaces, instables, présents à dose homéopathique, les composés odorants se dissipent rapidement et leur chimie échappe encore pour une part à l’entendement. La dégustation demeure le plus sûr moyen de les détecter quand ils se manifestent, mais leur capture était hier encore problématique. Comment parvenir à fixer des molécules évanescentes ? L’utilisation depuis 1999 d’un capteur-enregistreur ultra-sensible (piégeage par absorption), un Twister™, a résolu la question (cf. ci-contre). Triage et transbordement de vapeurs Une fois fixés sur le Twister™ (petit barreau aimanté), les composés odorants doivent emprunter un autre véhicule pour être analysés isolément. Le Twister™ est placé dans un désorbeur- condenseur qui va permettre d'envoyer sur une colonne chromatographique les composés désorbés du Twister™ afin de les repérer. Les opérations de désorption condensation s’apparentent à une séance de sauna entrecoupée d’un bain glacé : un chauffage brusque à 250 ° C (12°C/seconde) pour extraire les molécules de Twister™ et une plongée subite à – 100 °C dans de l’azote liquide pour les faire entrer en bloc dans le chromatographe où, chauffées très progressivement jusqu’à 300 °C (2°C/minute), elles vont se ranger en bon ordre, chacune selon son point d’ébullition, dans la colonne. Une goutte d’eau dans une piscine olympique Ainsi les composés peuvent être identifiés par le spectromètre de masse et passer au tamis de l’olfactomètre. Le détecteur de spectrométrie de masse verra passer les composés un par un pour les fragmenter et permettre leur identification, quand simultanément l'olfactomètre permettra d'en caractériser la flaveur. Seul le nez est capable de repérer les composés odorants – infime minorité qui représente environ le millionième des composés organiques de l’eau potable, eux-mêmes en infime concentration (3mg/l). Les chercheurs les isolent donc lors de séances de « sniffage » qui réclament une intense concentration pendant une trentaine de minutes – au-delà, les perceptions se brouillent. En couplant flair et analyse structurelle, il est possible de les caractériser. La saveur et l’odeur de l’eau livrent enfin le secret de leur identité. |