Lundi 17 janvier 2011

Comprendre la chimie par...l'expérience

Michel Verdaguer
Françoise Villain
Véronique Gadet

Université Pierre et Marie Curie
Lycée Louis le Grand

 

«Chaque enfant réussit très bien l’expérience ... Tous les enfants sont ravis» .

Cette phrase est extraite d'un admirable petit livre des éditions EDP Sciences "Les leçons de Marie Curie", paru en 2003. [1]. C'est le texte attachant d'une jeune élève de Marie Curie, Isabelle Chavannes, des notes manuscrites prises lors des leçons de la "coopérative" comme l'appelle Eve Curie dans son livre "Marie Curie" (Paris, Folio).
Ces leçons ont été organisées entre 1907 et 1909 par quelques scientifiques de talent qui avaient pour nom Marie Curie (Prix Nobel de Physique 1903 et de chimie 1911) qui enseignait la physique, Jean Perrin (Prix Nobel de Physique, 1926), qui enseignait la chimie, Paul Langevin, membre de l'académie des sciences, qui se consacrait aux mathématiques, etc. ... Les élèves étaient les enfants des professeurs ou ceux de proches : Isabelle Chavannes qui deviendra ingénieur chimiste, Francis Perrin futur haut-commissaire à l'énergie atomique, Irène Curie, futur prix Nobel de physique en 1935, etc. ... Les leçons expérimentales avaient lieu dans les laboratoires mêmes. Les expériences étaient simples et réalisées par les enfants eux-mêmes, les explications étaient limpides et remontaient au fondamental. En quelque sorte, il s'agit de précurseurs du mouvement "la main à la pâte" ... que Georges Charpak et l'ESPCI ont inventé et soutenu et que les Espaces des Sciences font vivre.


Figure 1
(1) "Les leçons de Marie Curie", EDP Sciences, Les Ulis, 2003 ;
(2) Fascicules "Fais l'expérience" Editions Apogée;
(3) Michael Faraday à la Royal Institution, Londres)

Au milieu du 19ème siècle c'est la même démarche expérimentale, simple et convaincante, que pratiquait Michael Faraday devant les publics juvéniles de la Royal Institution of Great Britain à Londres, en reconstruisant toute la chimie connue à son époque à partir de l'histoire chimique de la flamme d'une bougie. [2] "We, as natural philosophers", "Nous, en tant que philosophes naturels " (le nom des scientifiques de l'époque) disait-il en incluant son jeune auditoire dans le "nous" et en lui faisant partager ses tâtonnements, ses échecs et ... ses succès.
Notre conférence se propose de présenter un petit nombre d'expériences de chimie sélectionnées pour leur caractère simple, spectaculaire et significatif [1-4], et d'essayer à partir de là, d'expliquer et de faire comprendre quelques aspects fondamentaux de la chimie. Nous proposons de porter un regard neuf sur l'expérience, en ayant le souci de commencer par le plus simple avant d'aller vers le complexe, en emboitant le pas à Michael Faraday et Marie Curie.
Nous commençons par trois expériences qui peuvent paraître étranges et hors du sens commun : une allumette qui ne brûle pas dans une flamme, d'étranges - et belles - vagues alternées qui se propagent lentement dans une solution, une solution jaune qui devient bleue quand y ajoute une base (la soude) et qui lentement redevient jaune ... Ajoutons une goutte d'un liquide inconnu et à nouveau de la soude :. la solution reste jaune ! Cette réaction est utilisée par l'homme à chacune de ses respirations. Pas de magie. On reviendra sur ces expériences lorsque les concepts utiles auront été introduits au cours de la conférence.

Nature et chimie, même combat ?
La chimie, science - et industrie - des transformations de la matière, c'est d'abord la liaison chimique, ce qui permet aux atomes de former des édifices molécules ou des solides. La nature, ou le chimiste, passent leur temps à faire et à défaire des liaisons entre atomes, à dissocier des molécules ou des solides pour en reformer d'autres, au gré de l'évolution, des besoins ou des envies. La nature, le chimiste, même combat ? C'est bien ce que nous suggère Leonard de Vinci :
"Dove la Natura finisce di produrre le sue spezie, l’uomo quivi comincia con le cose naturali, con l’aiutorio di essa Natura, a creare infinite spezie…” (* J.-P. Richter, The Literary Works of Leonardo da Vinci, Phaidon, Oxford, 1977, p. 102. )


Figure 2 Leonard de Vinci, autoportrait, l'homme créateur


"Quand la nature finit de produire ses propres espèces, l’homme, avec les choses naturelles et avec l’aide de cette nature, commence à créer une infinité d’espèces."
Cela pourrait être une excellente définition du chimiste : dans la foulée de (en symbiose avec) la nature, le chimiste est un créateur ....

Faire tenir le monde : la liaison chimique
Même si leur mise en évidence n'a pas été si simple, nous admettrons, sans expérience, l'existence des atomes pour mieux nous intéresser à la manière dont ils s'assemblent pour former des molécules H2, O2, N2, H2O, CO2, NO2, etc. ...
Nous illustrons la formation d'une liaison chimique à partir d'une ampoule de verre remplie d'un gaz brun. Il s'agit de dioxyde d'azote NO2 que l'on connaît souvent sous le nom de vapeurs rousses. Emise par les pots d'échappement, c'est une molécule familière aux automobilistes parisiens Nous refroidissons l'ampoule qui devient incolore. Nous la réchauffons, le contenu redevient brun. Que s'est-il passé ? Avec l'aide de monsieur Le Chatelier, nous éclairerons les conditions de cette réaction qui trahit la formation d'une liaison.


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(2)

Figure 3 : Dioxyde d'azote :
(1) côté liaison. Evolution du système en fonction de la température ;
(2) Dioxyde d'azote, côté pollution : qui pollue ? (Document Airparif)

Nous poursuivons en formant un autre de type de liaison grâce à une réaction que l'on peut faire dans sa cuisine (même s'il vaut mieux l'éviter ...). Un petit nuage blanc se forme à partir de vapeurs émanant d'une solution d'ammoniaque (NH3aq) et d'acide chlorhydrique (HCl). Qu'y a-t-il dans le nuage ? Avec quel type de liaison ?
Toujours dans la cuisine, nous observerons les multiples facettes de la chimie de l'eau et du rôle qu'y joue la liaison "hydrogène" , de moindre énergie que les précédentes mais sans laquelle, l'eau, notre vie, notre planète ne seraient pas ce qu'elles sont. L'ensemble de ses propriétés font de l'eau une molécule véritablement extraordinaire, solvant universel, indispensable à la vie et à l'industrie, à la beauté de nos paysages (montagnes, glaciers, cascades, rivières, lacs, mer, brumes, nuages, ...). La gestion de l'eau, son utilisation par les milliards d'habitants de la planète est un défi majeur de l'humanité au XXIème siècle. [6] Nous montrerons quelques autres exemples de liaisons très faibles et leurs conséquences. Ici figureront les expériences de Marie Curie qui émerveillaient Isabelle Chavannes et ses ami(e)s.

Transformer le monde : la réaction chimique
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme

Chaque destruction ou chaque formation de liaison est une réaction chimique. Mais pour qu'une réaction se produise

A + B —> C
il convient d'abord que les réactifs A et B se trouvent en contact pour pouvoir donner le produit C. La précipitation du beau pigment qu'est le bleu de Prusse nous permettra de le montrer. Nous verrons comment ce pigment peut se transformer en matériau utile [5].


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Figure 4: Le bleu de Prusse, du beau pigment à l'aimant utilisé dans un dispositif

Les réactifs (avant la réaction) et les produits (après la réaction) n'ont pas la même énergie. La réaction est donc souvent accompagnée d'échange d'énergie avec le monde extérieur. La dissolution dans l'eau du nitrate d'ammonium, un solide produit quotidiennement par milliers de tonnes pour être utilisé comme engrais - et qui peut être un remarquable explosif - s'accompagne d'une grande diminution de la température de la solution (la réaction est dite endothermique). Au contraire, l'action du zinc sur une solution de sulfate de cuivre(II) dégage de la chaleur (la réaction est exothermique). En menant les expériences de diverses manières - par exemple en construisant une pile - nous dégagerons quelques concepts importants (enthalpie, entropie ...) pour comprendre la thermodynamique de la réaction chimique. De grands cubes de carton nous y aideront ...

Transformer le monde ? Oui, mais à quelle vitesse ? La cinétique chimique
Même lorsque les réactifs sont au contact les uns des autres, la réaction peut être lente et les produits peuvent ne se former que progressivement. Cette partie de la chimie est appelée cinétique chimique.
Ainsi dans l'expérience initiale, la solution jaune contient du dioxyde de carbone dissous dans l'eau - et un indicateur coloré, le bleu de bromothymol qui est d'une grande utilité pour savoir si un milieu est acide (jaune) ou basique (bleu) -. La solution est jaune, le milieu est acide. Si on ajoute de la base en excès, la solution est basique et devient bleue. Pour comprendre la suite (la solution redevient jaune après quelques instants), nous ferons appel simplement à la cinétique chimique : il y a une réaction lente, laquelle ? C'est une question importante car la maîtrise de cette cinétique par le corps humain est décisive pour notre santé !

Peut-on accélérer les choses ? La catalyse
En fait, de nombreuses réactions utiles sont lentes. Pour les accélérer, une solution est d'augmenter la température de réaction (et l'agitation thermique) mais elle a ses limites surtout quand il s'agit du corps humain. L'introduction d'un "accélérateur" de la réaction est plus commode et souvent nécessaire. Si nous revenons à notre expérience initiale, la goutte ajoutée a parfaitement joué ce rôle d' "accélérateur". Elle contient une substance appelée catalyseur qui augmente la vitesse de la réaction (et paradoxalement, la réaction inverse). Dans notre cas, il s'agit d'une enzyme contenue dans le sang, qui permet des échanges rapides de dioxyde de carbone au niveau des poumons ou des tissus. Nous la nommerons et en donnerons le fonctionnement.

Les cinétiques complexes et les intermédiaires réactionnels
La cinétique d'une réaction (Réactifs ? Produits) peut être complexe. Il est commode de la décomposer en plusieurs réactions plus simples que l'on appelle actes élémentaires:

Réactifs —> A
A —> B
B —> C
C —> Produits
Suivant les caractéristiques de chacun de ces actes élémentaires, on peut obtenir des comportements tout à fait inattendus. Nous essaierons de comprendre pourquoi, lorsque l'on mélange de l'acide malonique et des dérivés bromés, en présence d'un autre indicateur coloré, le complexe Fe(o-phenantroline)3, on voit apparaître des changements de couleur dans le temps et même des oscillations dans l'espace qui créent des structures chimiques d'une grande beauté (et d'une grande complexité). Nous trouverons ensemble la solution.
Il est d'ailleurs parfois possible de mettre en évidence les espèces intermédiaires qui se forment au cours de la réaction chimique. C'est ce que nous ferons pour une réaction catalysée par les ions cobalt avec un spectaculaire changement de couleur du rose (réactifs et produits) au vert (intermédiaire réactionnel).


(1)


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Figure 5: (1) Des structures chimiques d'une grande beauté ; (2) Un papier filtre qui joue les caméléons

Dis-moi quelle est ta structure, je te dirai tes propriétés
Si nous avons pris tant de soin à comprendre la réaction chimique, c'est notamment parce qu'elle permet au chimiste d'obtenir des produits nouveaux ayant des propriétés utiles, du médicament au matériau. Ces propriétés sont étroitement liées à la structure de la molécule ou du solide, à la nature des atomes qui les constituent, à la manière dont ces éléments sont liés, aux comportements des électrons dans le système (ou structure électronique).
Notre beau complexe Fe(o-phenantroline)3, un papier filtre qui joue les caméléons, des composés de même composition chimique mais qui ont des températures de fusion, des solubilités ou des odeurs différentes nous serviront de guides dans cette approche structurale où nous parlerons beaucoup avec les mains (droite et gauche) et de molécules qui ne sont pas superposables à leur image dans un miroir dont les organismes vivants sont coutumiers.

Le dioxygène, la molécule qui a changé le monde
C'est l'histoire d'une molécule qui n'existe pas il y a 3,5 milliards d'années (oui, milliards, 109 années) [7]. L'atome d'oxygène est déjà présent bien sûr, héritage de l'univers, mais la molécule (O2) est absente. A cet instant, un organisme rudimentaire, une cyanobactérie, se met à transformer le dioxyde de carbone et l'eau de l'atmosphère en sucre :

6 CO2 + 6 H2O —> C6H12O6 + un "déchet" (6 O2)

Dans un monde anaérobie, le nouveau venu est un intrus dont il faut se protéger et c'est ce que font d'abord les espèces existantes. Ces mêmes espèces, d'abord par accident puis par expérience (l'évolution ..) finissent par trouver bien sympathique cette molécule aux propriétés bizarres qui ne réagit que lentement mais qui produit de l'énergie dès qu'elle réagit. Elles s'adaptent .... L'oxygène donne des composés avec la plupart des éléments. D'espèce nuisible, le dioxygène se transforme en ingrédient indispensable au développement d'organismes plus développés, de plus grande taille ... et à l'homme enfin. Nous ne pouvons pas vivre sans dioxygène ! Ce faisant, nous avons (la Terre a) parcouru plus de trois milliards d'années ...


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Figure 6: (1) Stromatolites, témoins du lointain passé du dioxygène (Torres del Paine, Laguna Amarga) ; (2) La photosynthèse dans votre aquarium (Document main à la pâte)

Nous illustrerons quelques étapes de cette brillante carrière moléculaire avec quelques expériences qui nous conduiront de la production photosynthétique du dioxygène dans la nature, aux réactions de combustion (première utilisation de la biomasse par l'homme pour produire de la chaleur ...) et à la flamme d'une bougie chère à Michael Faraday en passant par l'élucidation de la "bizarrerie" majeure du dioxygène qui lui a permis de jouer un si grand rôle. Nous terminerons en jetant quelque lumière (chimiluminescence) sur cette molécule si indispensable à la vie et qui finit par provoquer le vieillissement et la mort. Radical !

Figure 7: L'étonnant comportement du dioxygène : (1) la couleur bleue du dioxygène liquide (2) attraction par un aimant. Comportement plus rustique : (3) Flamme d'une bougie

La chimie, l'une des solutions aux problèmes de l'énergie
Les réactions nucléaires du soleil fournissent à la terre l'énergie qui lui permet d'exister sous cette forme. Nous évoquerons pour terminer les solutions astucieuses inventées par les chimistes et leurs amis physiciens et ingénieurs pour produire de l'électricité à partir du soleil : énergie photovoltaïque au silicium mais aussi énergie photovoltaïque moléculaire à l'aide d'une molécule qui ressemble très fort au complexe Fe(o-phenantroline)3, mais un peu revue et corrigée comme savent le faire les chimistes.

Figure 8: Energie photovoltaïque moléculaire : (1) le dispositif mis au point par la société Solaronix ; (2) Structure de l'ion moléculaire [Ru(bipy)3]2+

Produire de l'énergie c'est bien. La produire et la stocker, c'est mieux. Ici encore, nous proposerons une solution inventée par les chimistes qui peut conduire à une véritable économie de l'hydrogène. Le dihydrogène est produit par électrolyse de l'eau (grâce à l'énergie photovoltaïque). Après stockage, le dihydrogène et son vieux complice le dioxygène, réagissent pour redonner de l'eau et ... de l'énergie. Propre. Dans une pile à combustible, l'énergie prend la forme de courant électrique. Nous embarquerons ces dispositifs sur un véhicule automobile à hydrogène.

Le dioxygène nous offrira une conclusion dans un festival de couleurs.

Nous souhaitons ainsi montrer par l'expérience et par son examen critique, comment la chimie, du plus simple au plus complexe - le vivant -, permet de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons, de mieux le transformer, de mieux le protéger.
La chimie offre des potentialités énormes pour faire face avec succès aux défis contemporains - démographie, alimentation, santé, eau, environnement, matériau, énergie(s) -. C'est à l'homme, au citoyen, de décider comment.

La chimie, si on en parlait ?

Quelques références pour aller plus loin

[1] Leçons de Marie Curie recueillies par Isabelle Chavannes en 1907, EDP Sciences, Les Ulis, 2003.
[2] Michael Faraday, The chemical history of a candle, Dover 2002, (six leçons expérimentales, publiées en 1885-1889).
[3] Jean Sarrazin, Michel Verdaguer, L'oxydoréduction, Ellipses, Paris, 1991.
[4] Herbert W. Roesky, Klaus Möckel, Chemical curiosities, VCH, Weinheim et Herbert W. Roesky, Spectacular Chemical Experiments, Wiley-VCH, Weinheim, 2007.
[5] Véronique Gadet, Françoise Villain, Michel Verdaguer, Œuvres scientifiques choisies (1991-2010).
[6] Dossier CNRS Sagasciences sur l'eau : http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/doseau/
[7] David Lane, Oxygen, the molecule that made the world, Oxford University Press, Oxford, 2002.

Programme 2011