Lundi 18 Février 2008

Le mystère de la couleur des fleurs, des fruits ... et du vin !

Raymond Brouillard
André Fougerousse

Université de Strasbourg

 

Les anthocyanes sont les colorants universels du monde végétal. Si l’on excepte la famille des betteraves rouges où le colorant est une bétaïne, la quasi-totalité des couleurs exprimées dans les fleurs, fruits et légumes sont dues à des anthocyanes ( du grec anthos : fleur et kuanos : bleu). La structure de base de toutes les anthocyanes est constituée par un système tricyclique aromatique à quinze atomes de carbone : le cation flavylium.


sel de flavylium

Le cation flavylium le plus simple, sans aucun substituant sur les cycles, absorbe dans le visible (, dans l’eau à pH 1) et produit une couleur jaune orangée. En plaçant des groupes hydroxyles notamment sur les positions 3, 5, 7, 3’, 4’ et 5’ , les couleurs observées offrent toutes les nuances entre le jaune et le rouge. Les anthocyanes sont le principal sous-groupe d’une vaste famille naturelle spécifique des plantes à fleur : les flavonoïdes. Généralement, on inclut les flavonoïdes dans les polyphénols.

Très souvent l’un ou l’autre de ces hydroxyles peut être méthylé ou lié au carbone anomérique d’un sucre. Ces modifications apportent de la nuance de couleur, par effet bathochrome, et de la stabilité en solution aqueuse en limitant la réaction décolorante d’hydratation ( voir plus loin ).

On trouvera dans le tableau 1 quelques exemples de structures d’anthocyanes naturelles présentes dans les plantes mentionnées et qui pourront être la source d’expériences simples.

Réactivité exceptionnelle du cation flavylium

Nous allons décrire les effets sur la structure, donc sur la couleur, des variations d’acidité libre, de complexation des ions métalliques et du phénomène de copigmentation. La réactivité de l’ion flavylium sera aussi illustrée par la formation du dérivé bisulfitique ainsi qu’une réaction d’oxydo-réduction (anti-oxydant).


Tableau 1

Influence de l’acidité libre ou pH


Lorsqu’un cation flavylium porte un groupe hydroxyle sur les positions 7 et/ou 4’ (ce qui est le cas de toutes les anthocyanes du tableau 1), la perte d’un proton en 7 ou en 4’, obtenue en augmentant lentement le pH par addition de soude diluée, conduit à un phénate. Celui-ci possède des formes mésomères faisant apparaître une structure de type quinonique dont la couleur est très différente de celle du cation flavylium (voir schéma 1).


Schéma 1


Si l’on continue à alcaliniser, une réaction devient prépondérante : elle consiste en l’addition nucléophile d’une molécule d’eau sur l’atome de carbone 2, qui conduit à un hémicétal encore appelé forme hydratée, et qui n’a pas de couleur. Plus ou moins rapidement, en fonction de la valeur du pH et de la nature des substituants sur les cycles, cet hémicétal s’ouvre pour conduire à deux chalcones isomères Z et E, généralement colorées en jaune surtout après déprotonation.
En fonction de la vitesse des étapes de déprotonation, hydratation et ouverture du cycle C, on pourra observer des couleurs intermédiaires dues à la superposition des couleurs propres des formes flavylium, quinoniques, hémicétal et chalcones.

Toutes ces transformations étant réversibles, à condition de ne pas rester trop longtemps au stade chalcones, qui se dégradent en milieu alcalin, un des meilleurs tests de mise en évidence des anthocyanes consiste à :

(i) acidifier l’extrait naturel (souvent légèrement acide) pour accentuer la nuance de rouge ;
(ii) alcaliniser progressivement avec de la soude diluée, pour passer aux bases quinoniques, puis à l’hémicétal et finalement aux chalcones jaunes ;
(iii) réacidifier sans attendre pour retourner progressivement, avec les mêmes nuances que lors de l’alcalinisation, au rouge initial (mais plus dilué).

Tous les extraits naturels que nous utilisons (mauve, rose, myrtille, raisin rouge, chou rouge, pomme de terre bleue …), présentent ces transformations réversibles aux très belles couleurs. Elles sont spectaculaires avec l’extrait de chou rouge, mais aussi en laissant tremper pendant quelques minutes quelques fleurs de mauve séchées (vendues au rayon tisanes ) dans de l’eau pure ; la couleur initiale est généralement bleue (si le pH de l’eau est voisin de 7). En acidifiant progressivement, on observera une série de nuances entre le bleu, le violet, le mauve et le rouge. En alcalinisant, on obtiendra des nuances turquoises, de vert, puis de jaune.


Expérience facile à réaliser : effets des variations de pH sur une décoction ( à température ambiante ) de fleur de mauve :


Complexation avec des ions métalliques


L’ion métallique peut, éventuellement, apporter sa couleur propre et l’associer à celle de l’anthocyane. Le résultat est souvent spectaculaire. Avec l’ion aluminium une fonction catéchol (ortho-diphénol) sur le cycle A ou le cycle B est nécessaire. Environ la moitié des molécules du tableau 1 sont porteuses d’un site catéchol. L’ion métallique va fortement stabiliser la forme quinonique générée à partir du cycle B.


De nombreux ions peuvent donner lieu à cet effet, qui se traduit par un déplacement de la couleur vers le violet : les cations du magnésium, calcium, zinc, fer, gallium … Ce phénomène explique pourquoi l’enrichissement d’un sol en ions métalliques favorise la coloration en violet-bleu des hortensias qui y poussent.


Expérience facile à réaliser :
complexation des fonctions catéchol de l’anthocyane des myrtilles ( voir tableau I ) avec une pincée de nitrate d’aluminium :


La copigmentation


Les cations flavylium, les anthocyanes sont solubles dans l’eau. Lorsqu’une molécule, présentant un caractère aromatique (porteuse de cycle(s) à électrons pi délocalisés), soluble dans l’eau, se trouve en présence de cations flavylium, l’eau structure l’arrangement des molécules de façon à ce que les sites hydrophobes se regroupent entre-eux. Ceci se traduit par la formation d’un complexe par empilement vertical, facilité par la conformation plane de chaque partenaire :


Cet empilement a au moins deux conséquences :

(i) Les interactions entre les nuages électroniques relativement proches des molécules de pigment et de copigment se traduisent par une modification de la couleur avec un léger déplacement vers le bleu.

(ii) L’addition de la molécule d’eau sur l’atome de carbone 2, qui conduit à l’hémicétal, est gênée stériquement et devient plus difficile. Les cations flavylium copigmentés acquièrent une meilleure stabilité dans l’eau et une meilleure résistance à l’alcalinisation.

(iii) La nature utilise cet effet avec beaucoup d’ingéniosité. De nombreuses anthocyanes naturelles comportent, dans la molécule de pigment, une ou plusieurs parties aromatiques liées, au moyen d’un bras constitué par un mono- ou un disaccharide, au flavylium de base. La nature du bras, la structure de l’aromatique, leur nombre, apportent de la nuance à la couleur et une meilleure stabilité de l’ensemble de l’édifice dans la phase aqueuse de la vacuole ( dont le pH est généralement voisin de 7 ).

Expérience facile à réaliser : sur l’extrait de myrtilles traité avec le nitrate d’aluminium, on rajoute une pincée de caféine (on obtient la même succession de couleurs en traitant d’abord avec la caféine, puis avec le nitrate d’aluminium)

Réactivité chimique

Compte tenu du caractère particulier qu’introduit dans le cation flavylium l’atome d’oxygène situé en position 1, deux effets simples peuvent être mis en évidence.


- Action de l’hydrogénosulfite de sodium


L’hydrogénosulfite NaHSO3 (appelé aussi bisulfite) réagit avec le cation flavylium en tant que nucléophile. Le doublet libre de l’atome de soufre donne des réactions d’addition nucléophile sur des atomes de carbone électrophiles, ce qui est le cas du carbone 4 du cation flavylium.

L’hydrogénosulfite est obtenu par hydrolyse du disulfite Na2S2O5 :

Cette addition produit un flavène incolore et elle est réversible : en acidifiant le milieu, le cation est régénéré ainsi que sa couleur. Ceci permet de comprendre les problèmes de décoloration partielle des moûts observés lors de l’utilisation des propriétés antiseptiques de l’anhydride sulfureux dans la vinification des vins rouges. Cette réactivité vis-à-vis du soufre peut constituer un test :
- un vin jeune (vin primeur, par exemple) devrait se décolorer pratiquement totalement, sauf s’il a été coloré avec des pigments non-anthocyaniques ;
- un vin vieux se décolorera d’autant moins que son âge est plus avancé. En effet, le vieillissement des vins s’accompagne d’une chimie très délicate, constituée notamment par l’oligomérisation des anthocyanes, par la formation de vitisines. On peut y observer des structures comparables à celle des tannins, représentée dans le tableau 1. Ces nouvelles molécules empêchent l’addition du soufre sur le carbone 4 de l’ion flavylium. Elles n’absorbent pas dans la même région du spectre, et apportent des nuances orangées.

- Une réaction d’oxydo-réduction

La réduction chimique des cations flavylium au moyen des hydrures de bore ou d’aluminium conduit aux flavènes, incolores. Une autre réaction, utilisant le dithionite de sodium (Na2S2O4) aux propriétés réductrices bien connues, ajouté à une solution aqueuse d’anthocyane, la décolore suite à la formation d’un flavène. Celui-ci est réoxydable en flavylium, coloré, au moyen de quelques gouttes d’eau oxygénée.

La réduction peut aussi se faire selon Clemmensen, en ajoutant de la poudre de zinc et une dizaine de gouttes d’acide chlorhydrique concentré. Toutefois, la forte effervescence empêche de bien voir la décoloration. En procédant à une filtration, le contact avec l’oxygène de l’air suffit à la réoxydation en flavylium.


Remarques


Lorsque ces différentes réactions sont appliquées aux vins rouges, on peut faire les mêmes observations, mais la complexité du milieu rend ces observations plus délicates.

La pomme de terre à chair bleue permet de préparer de la purée bleue, de la purée rose, en ajoutant un peu de vinaigre ou du jus de citron, et de la purée verte, en ajoutant un peu de bicarbonate de sodium (ces acides et cette base sont acceptés pour un usage alimentaire).

Références

Fougerousse, A. (2000) « La science dans votre assiette – Jeux de couleurs avec les anthocyanes » Bulletin de l’Union des Physiciens N° 822, Vol.94, p 521 à 533.

Chassaing, S. (2006) Contribution à la chimie des flavonoïdes. Voies d’accès aux dihydroflavonols : vers une synthèse biomimétique de flavonols et une synthèse de tanins condensés. Vers une synthèse de pigments anthocyaniques sophistiqués. PhD thesis, Université Strasbourg 1.

Isorez, G. (2007) Contribution à la chimie des flavonoïdes. Accès à des analogues de pigments du vin rouge. PhD thesis, Université Strasbourg1.

Kueny-Stotz, M. (2008) Contribution à la chimie des flavonoïdes : (i) Elaboration de squelettes flavylium sophistiqués ; (ii) Nouvelles voies d’accès aux flavan-3-ols et procyanidines. PhD thesis, Université Strasbourg 1.


 

Programme 2008